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Portrait du mois de janvier - Aude Favre

02 janvier 2023 Les Clubs
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Aude Favre, journaliste : « Je dirige les enquêtes mais les stars, ce sont les individus »

 

Fondatrice d’une rédaction collaborative citoyenne aux compétences les plus variées, mais aussi journaliste, documentariste et youtubeuse, Aude Favre lutte depuis 2017 contre les fake news et la désinformation. À l’occasion d’une conférence à l’École de Guerre Économique, organisée par le club OSINT & Veille de l’AEGE, elle est revenue sur l’importance du travail collaboratif et de l’OSINT dans ce combat.

 

Etudiant (E) :  Journaliste depuis douze ans, qu’est-ce qui vous a poussée à monter votre chaîne YouTube ?

 

Aude Favre (AF) : J’ai démarré le journalisme dans une chaîne d’information en continu, I-Télévision, qui, après avoir été totalement vidée de sa substance, est devenue aujourd'hui CNews. Je me trouvais alors à la technique, je n’exerçais pas réellement le métier de journaliste. J’ai eu, par la suite, l’opportunité de travailler dans la société de production Camicas Productions. Cette expérience m’a permis de faire mes premières enquêtes pour M6, notamment pour 66 minutes et un peu pour Zone interdite. À la suite de cela, j’ai commencé à mener des investigations dans des formats de plus en plus longs. J’ai ainsi fait une enquête de 52 minutes sur l’expérimentation animale pour Canal+ et un documentaire sur le mouvement Nuit Debout pour France 5.

J’ai démarré l’aventure YouTube en 2017, mais je me considère surtout comme journaliste, cette plateforme étant pour moi un canal d’information. Les raisons qui m’ont poussée à créer cette chaîne sont diverses, mais c’est l’attentat de Charlie Hebdo (2015) qui fut l’élément déclencheur. Cet événement m’a beaucoup marquée, puisque j’étais, et suis, toujours attachée à ce journal. De plus, j’avais commencé à travailler pour l’agence Premières Lignes dont les locaux étaient voisins de Charlie Hebdo. Les jours qui ont suivi ce triste moment, beaucoup de théories du complot ont commencé à circuler, notamment sur mes collègues et mes amis qui avaient filmé les frères Kouachi. Ce fut un premier déclic pour moi et c’est là que j’ai lancé, avec des amis et collègues, l’association Fake Off. Mon idée était de créer une forme de mouvement au sein des journalistes - l’association compte environ 80 membres - afin de s’engager au développement de l’esprit critique pour lutter contre la désinformation de masse chez les jeunes. Aujourd’hui, nous faisons des interventions partout, en France métropolitaine et dans les DROM-COM.

 

E : Pouvez-vous nous parler plus en détail de votre chaîne YouTube baptisée « Aude WTFake » et de ce qu’elle traite ?

 

AF : À travers cette chaîne, je traite de la désinformation dans sa globalité, en ce sens que je m’intéresse à tout type de sujet. J’y pratique le fact-checking, c’est-à-dire la vérification des faits. En parallèle de cela, j'ai monté  une rédaction collaborative à laquelle tout le monde peut participer. Elle est d’ailleurs le fruit d’un premier essai, débuté durant le confinement de mars 2020 : la WTFake Academy. Très vite, de nombreuses personnes se sont portées volontaires et le serveur Discord créé à cette occasion, WTFAKE la Rédac’, a atteint environ mille membres qui ont alors formé un « joyeux bazar ». Enquêtant avec eux, je me suis retrouvée à être rédactrice en chef.

 

E : Avez-vous eu ou avez-vous des partenariats avec des médias ?

 

AF : Lorsque j’ai commencé ma chaîne en 2017, je vivais sur mes fonds propres. Rapidement, France.tv Slash - offre entièrement numérique du service public qui appartient au groupe France Télévisions - m’a contactée pour être le visage du fact-checking. Ce partenariat a duré environ deux à trois ans jusqu’au premier confinement, où le contrat est arrivé à sa fin. C’est à ce moment que j’ai monté la Rédac’. Grâce à des citoyens engagés contre la désinformation, nous avons pu mettre au jour les marques qui finançaient le plus la désinformation au moment de notre enquête. J'ai également été accompagnée dans ce projet par Sylvain Louvet et Babel Doc. Le documentaire semble avoir eu son effet puisque à la suite de sa diffusion, FranceSoir, site notoire pour propager des informations complotistes et fausses, a été démonétisé par Google.

 

E : Quel est ce futur projet, Citizen Facts, que vous préparez ?

 

AF : C’est à la suite de ce documentaire pour Complément d’Enquête que j’ai commencé à tourner le premier épisode de Citizen Facts. Le projet est assez simple : Citizen Facts sera une série de documentaires issus de l’investigation menée en collaboration avec des citoyens. Ces documentaires seront ensuite diffusés sur la chaîne YouTube et sur le site internet d’Arte. L’objectif à long terme est de créer une considérable communauté de fact-checking européen. Dans ce projet, je dirige les enquêtes, mais les « stars », ce sont les individus qui m’aident à les réaliser. Ils sont en général à l’origine des idées d’enquête par les questions qu’ils se posent, les informations qu’ils souhaitent vérifier, et leur participation.

Beaucoup de personnes veulent débunker et apprendre le fact-checking pour aider et agir contre la désinformation. Tout le monde, tant qu’il est motivé, peut venir, et ce, qu’importe son métier ou son âge. Aujourd’hui, ce serveur Discord comptabilise 1 679 personnes, âgés de 14 ans à 67 ans et de différentes nationalités, notamment francophones. Si d’ailleurs certains et certaines souhaitent suivre nos différents projets, voire proposer leur aide  pour une ou plusieurs enquêtes, ils peuvent venir rejoindre notre grande aventure en cliquant sur cette invitation.

 

E : Quelle place trouve alors l’OSINT dans ce travail d’enquête ?

 

AF : J’ai appris l’existence de l’OSINT par des membres de la Rédac’. Travaillant dans le milieu, ils m’ont sensibilisée à ces techniques et outils. Personnellement, j’utilise cependant peu d’outils d’OSINT, je me sers notamment des opérateurs booléens et de la recherche d’image inversée, ce que beaucoup de personnes commencent à maîtriser. Ce sont ceux faisant partie de la rédaction et spécialisés en OSINT qui utilisent des outils plus poussés. On trouve aussi de plus en plus de jeunes journalistes formés à l’OSINT, ce qui aide à diffuser les outils au sein du collectif.

 

E : Le serveur Discord, l’association Fake Off… le travail de groupe est-il essentiel dans le fact-checking et la recherche d’informations ?

 

AF : C’est nécessaire, oui. Certaines personnes de la rédaction sont particulièrement compétentes : elles vérifient et aident à comprendre les contenus et les informations. Généralement, les membres sont bons et les débutants qui tâtonnent sont aidés, donc le serveur avance vite sur les sujets. La force du nombre permet notamment une collecte massive de sources (images, captures d’écran, etc.) amenant à l’établissement d’une base de données solide. Dans les enquêtes plus poussées, cette étape se répartit bien entre les membres du Discord qui ont acquis des automatismes. Je propose des points d’attaque et ensuite la communauté décide ce sur quoi il faut se pencher.

 

E : Tous vos projets mêlent le journalisme et le monde civil. Existe-t-il une raison particulière à cela ?

 

AF: Ma priorité reste le travail d’investigation, de journaliste. Cependant, je ne fais pas que ça : je me déplace pour des conférences (auprès de collégiens, de travailleurs sociaux), j’anime de petits ateliers d’enquête, etc. Je considère qu’il faut amener le dialogue entre le journalisme et les citoyens afin de créer du lien car tout est mélangé. Aujourd’hui, beaucoup de gens ne saisissent pas la différence entre un journaliste et un éditorialiste ou un présentateur d'émission. Le travail purement journalistique est finalement assez peu représenté à la télévision et, parallèlement, la confiance des Français en les médias diminue chaque année (ndlr : seulement 29 % des Français font confiance aux actualités selon un récent sondage de Reuters Institute). Les journalistes sont souvent des bouc-émissaires, alors que les rédactions des sociétés de journalistes se battent pour que les médias distribuent une information de qualité et que l’actionnaire ne se mêle pas de l’enquête.

 

E : Vous souhaitez donc réunir civils et journalistes ?

AF : Les journalistes se battent pour leur indépendance et leur travail. Ils subissent une pression des deux côtés, mais ils ne sont pas enclins à raconter ce qu’ils subissent. Ils sont là pour raconter les histoires des autres, non la leur. Cela les pousse à fermer l’accès au grand public du monde dans lequel ils évoluent. Je considère, pour ma part, qu’il est important d’ouvrir le journalisme aux citoyens. La rédaction collaborative citoyenne que j’ai créée vise cet objectif. Elle permet de décloisonner le journalisme par l’hétérogénéité de ses membres. J’ai notamment pu expérimenter l’apport d’un regard non journalistique dans nos enquêtes. Cela change radicalement d’une rédaction journalistique où l’on va retrouver, avec quelques différences mineures, les mêmes mécanismes et méthodes d'enquête et d'écriture. 

 

E : Quels sont, selon vous, les réflexes sains à adopter pour ne pas se faire avoir par une fake news ? Existe-t-il des outils pour aider à vérifier l’information ?

 

AF : Il existe toute une série de bons réflexes à adopter. Lorsque l’information nous étonne ou semble trop belle pour être vraie, il faut de suite chercher les mots clés du contenu sur Internet et vérifier si les journalistes reprennent l’info. Si tel est le cas, il faut voir s’il y a une investigation ou bien du du contradictoire, à l’image du droit de réponse proposé pour une personne accusée. Enfin, et le plus important, c’est de voir si le contenu source ce qu’il raconte. Si ce n’est pas le cas, c’est rédhibitoire. À information extraordinaire, preuve extraordinaire.

Il est aussi extrêmement important de se renseigner sur le compte, le journal, la personne qui publie l’information. Pour cela, il existe l’outil NewsGuard, une extension qui permet de naviguer sur un site d’actualité et de savoir, par un jeu de couleur, si le média est transparent, crédible, quel article est vérifiable et sûr, etc. Ce sont des humains qui, très régulièrement, mettent à jour ces analyses selon neuf critères. Cet outil est donc extrêmement utile. Pour tout ce qui est vérification d’images et de vidéos, je ne peux que recommander InVid-WeVerify, dont on trouve un tutoriel sur le site du projet européen YouVerify!.

 

E : S’il fallait lire un livre pour prendre conscience des fake news, de la circulation de l’information dans le monde ou comment s’en protéger et la décrypter, quel livre conseilleriez-vous ?

 

AF : Il y a un livre que j’aime beaucoup. Intitulé Fake news, l’info qui ne tourne pas rond, il a été écrit par la journaliste Doan Bui. Sorti en 2021, le livre est extrêmement accessible, et ce, pour tous les âges. Elle y raconte sa vie de journaliste et son immersion dans un « monde dans lequel tous les mensonges sont permis ». C’est une vraie journaliste de terrain, d’investigation, et à travers son livre elle raconte de nombreuses histoires, drôles, stimulantes, émouvantes… Cependant, le livre qui a été fondateur dans ma vie, c’est La démocratie des crédules de Gérald Bronner. C’est à la suite de sa lecture que je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose et que j’ai créé ma chaîne YouTube.

 

Propos recueillis par Ronan Le Goascogne pour le club OSINT & Veille de l’AEGE




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